L’intrus, en plus de sembler un peu naïf à Edvard, donna aussi l’impression d’être un jeune impertinent. Bien entendu, sa justification ne tenait pas debout, comme il était rarement le cas des excuses mensongères lancées à la va-vite. Pëmross ne releva pas l’admirable stupidité de la remarque, se contentant simplement d’observer le jeune homme dans un mutisme embarrassant. Il était bien curieux de voir comment il tenterait de se tirer de là.

~ Bon...d'accord...j'ai été intrigué...Cette chose....c'est bien de l'alchimie, non? Tu t'y -...oh excusez moi, VOUS connaissez bien le domaine?

Pour si peu, le visage stoïque d’Edvard se serait fendu d’un sourire. De l’alchimie, bien sur que cela en était. Mais il faut bien meubler le silence, quitte à le faire façon Captain Obvious et en s’enfargeant dans les étiquettes de la politesse. D’ailleurs, l’Alchimiste ne comprit pas vraiment pourquoi l’indiscret insista sur ce point en se reprenant pour le vouvoyer. Il eut envie de lui balancer que s’il s’infiltrait, comme ça, tout bonnement, dans sa chambre, on pouvait bien se passer de la courtoisie. Mais comme Edvard était un homme calculateur et prudent, il ne répondit pas dans l’immédiat, continuant de se murer dans un calme analytique.

~ Enfin, de quoi je me mêle...je suis désolé du dérangement ! Je vous laisse tranquille, mon cher. Bonne soirée à vous!

Ça va, continues de te caler. En omettant l’apparence criarde du jeune, Pëmross cru avoir en face de lui son propre apprenti. Adam et ses drôles de manières, Adam et ses pieds dans les plats. De par ce fait, il ne manqua pas de remarquer, aussi furtif soit-il, le geste subtile de l’inconnu porté à lui dérober un de ses effets personnels. Vraiment ? Il avait du culot, Edvard devait le reconnaître, mais très peu de suite dans les idées. Impulsif, trop peu préparé pour l’œil vigilant du plus vieux. Pëmross ne se leva pas, surpris il est vrai, mais pas à court de moyens. Il regarda, légèrement piqué par le malice niais du voleur, son visiteur inattendu reprendre la direction de la sortie.

Son empressement le trahit un peu plus, de même que la façon impatiente dont-il ouvrit la porte. Edvard trouva quand même distrayant ce petit espoir vainc de pouvoir se défiler sans embuches… Il leva le bras et la bise, douce au dehors, s’amplifia de façon brusque et momentanée. Le coup de vent balaya la pièce avant de refermer dans un claquement sec la porte de bois. Le châssis vibra. Un peu plus et le jeune se la prenait sur le nez. Pëmross se leva, nettement moins patient.

-          Tu t’infiltres et tu me voles ?

Oh, l’Alchimiste n’était pas un homme violent. Mais ainsi statué au centre de la pièce sombre comme une goule grise, la nuque courbée et les traits tirés par la fatigue, il ne semblait pas très amical. Sa voix rauque n’était pas non plus pour le faire paraître amiable. Le jeune insolant ne sortirait de cette chambre avant de lui avoir rendu ce qui lui appartenait, assuré ! Edvard n’était peut-être pas très tenace pour certaine chose mais il avait des principes et, bien sur, une certaine fierté qu’il se devait de faire respecter. On ne vole pas les gens, voyons, c’est l’éthique. Lentement, il tendit la main devant lui, affublant le turquoise d’un regard lourd d’avertissements.

-          Donnes.

Ou sinon quoi? Ah, Edvard, lui au moins, avait de la suite dans les idées. Et puis, les ressources ne manquaient pas dans cette pièce. Juste dans le sac derrière lui, il y avait de quoi faire un attentat à la… mais non franchement, Pëmross n’en viendrait pas jusqu’à là ! Dans la coupe, le liquide oxydé crachota des gerbes de lumières avec un étrange chuintement étouffé. Une manne venait de s’y échouer et de s’y consumer, certainement dans d’atroces souffrances...

Edvard pouvait déjà dire quelque chose de certain sur son invité surprise : il avait une assurance, feinte peut-être, qui lui donnait tantôt envie de lui étamper son visage d’arrogant sur les lattes, tantôt de sourire simplement car il trouvait cela tout de même charmant et amusant. Pëmross aimait les gens francs, qu’importe comment la franchise était servie. Le jeune se retourna lentement vers lui, juste après le petit laps de temps qu’avait fait s’écouler la surprise momentanée de la porte claquée à son nez.

Le brun résista à l’envie de se passer une main sur le visage, geste inutile contre la fatigue mais qui semblait néanmoins enlever une couche de lassitude. Raplapla psychologique. Le voleur amateur soupira, s’avança d’un pas et lui remis sagement la petite bourse de cuir. Edvard referma presqu’aussitôt la main sur son dû, les nerfs de sa paume ayant réagies à la caresse dérangeante d’ongles un peu trop pointus. L’Alchimiste envoya un regard furtif vers les mains du garçon, confirma par l’affirmative qu’il s’agissait de griffes. S’il fut surpris, il n’en laissa rien paraître. La queue de loup et les iris de jade étincelant avaient suffit à l’étonner, tout autres détails comme celui-ci passaient comme anodins dans la toile.


~ Bon, d'accord...ce n'était pas très gentil de ma part...Seulement, étant moi même alchimiste...j'aime bien découvrir de nouvelles choses.


Un Alchimiste également, tient donc ? Cette allure de bête humanoïde lui venait peut-être d’une expérimentation ratée, on aura tout vu. Edvard se souvint brièvement d’un de ses collègues qui avait subit une transformation physique, plus banale que celle-ci par contre, en ayant appliqué un cataplasme sur son bras dans le but de tester sa nouvelle invention. Pëmross ne se souvenait plus de ce que la crème était censé faire à la base mais elle avait noirci et durci la peau du malheureux, la rendant grise et solide comme la pierre.

Le plus jeune laissa échapper un ricanement suite à son aveu, vraisemblablement indisposé par sa maladresse, et avec raison. Edvard laissa tomber le petit sac dans l’ample poche de sa cape dont-il ne s’était pas encore départi, son œil attiré au passage par la queue turquoise se balançant discrètement derrière le dos du petit alchimiste. Il avait cru voir des crocs, aussi, lorsque ce dernier avait parlé.


~ Donc, tu es alchimiste, oui ou non ?

Notre homme jaugea le jeune un instant, puis hocha la tête.

- Edvard Pëmross, Alchimiste, en effet. Si tu aimes les ‘‘nouvelles choses’’, tu as frappé à la bonne porte.

Frappé n’était pas tant juste, crocheté aurait été plus approprié… Mais si le turquoise aimait l’innovation, il ne pouvait pas tomber mieux puisque Pëmross expérimentait l’Alchimie dans toutes ses sphères, véritable passionné, si ce n’est pas pour dire obsédé. Le brun n’aurait pas pensé engager une conversation à cette heure tardive mais étant un vrai féru de faire et de savoir, il n’était même pas question de penser pouvoir rejoindre à son tour les bras de Morphée à présent. L’éventualité de parler Alchimie chassa la fatigue accumulée dans un petit recoin de son corps courbaturé, comme à l’accoutumé.

Edvard se délesta de sa cape dans un geste large, finissant de se mettre à l’aise dans ce petit havre d’une nuit malheureusement, ou heureusement, perturbé par un drôle de personnage. Son par-dessus ainsi enlevé, Pëmross laissa à vue, pendant à sa hanche, sa dague qu’on n’aurait pu deviner émoussée puisqu’elle était enfermée dans son étui. En allant déposer le vêtement sur le dossier de la chaise, l’Alchimiste jeta un coup d’œil par la fenêtre. Au-delà, le calme de la nuit était perturbé par un point lumineux, le grand feu qu’allumait le village chaque soir pour s’y rassembler et y compter des histoires. Edvard y aurait emmené Adam si ce dernier n’était pas tombé comme une roche dès leur arrivée. Il était curieux, tout de même, d’entendre ce qui s’y disait. Les légendes locales avaient toujours un fond de vérité. Il reporta son attention sur son invité.

- Tes expérimentations ont mal tournées ?

On aurait difficilement faire plus droit-au-but. Par contre, la voix d’Edvard n’était pas agressante et la question, posée sur un ton doux et complice, n’était pas aussi choquante que si dite par un vulgaire inconnu un peu trop curieux. D’ailleurs, ces modifications physiques étaient peut-être volontaires mais dans un cas comme dans l’autre, elles intriguaient Pëmross presqu’autant que la coupe brillante intriguait le turquoise.

Puis, subitement, comme quand on réalise qu’il va bientôt pleuvoir parce que le vent se lève et que le ciel se couvre, l’Alchimiste eut l’impression que l’apparence excentrique du jeune homme ne découlait pas de souvenirs biens heureux. Simple intuition, petit malaise en goulet qui agaça le grand brun soudain gêné par son propre manque de tact.

L’intrus affichait en permanence un rictus narquois mais Edvard ne doutait pas des démons qui se cachaient sous cet air goguenard.

~ Conleth....Laïdchenn Conleth, et je dois avouer que quelque petits détails ici et la m'intrigue en cette chambre...Je suis quelque peu curieux...en fait...peut-etre trop...je m'aventure souvent tête basse comme tu as pu le constater....oh...je parle aussi énormément...

Laïdchenn était donc son nom, assez particulier et qui laissa Pëmross mitigé quand à ses origines. Pour ce qui était du moulin à paroles, l’Alchimiste l’avait, disons… aisément constaté sans que le plus jeune ne lui en fasse la pertinente remarque. Si ce trait de caractère pouvait être jugé embarrassant pour certains, Edvard y était plus qu’habitué puisqu’il était constamment entouré de ses élèves bavards. Une moue séduite dérida le visage blasé de Pëmross mais lorsque ce fut lui qui ouvrit la bouche pour questionner le jeune, le visage de ce dernier pâli. Ses billes émeraudes se voilèrent soudain alors que son esprit semblait retombé dans un passé lointain, prit dans un amalgames d’émotions enterrées trop profondément et ne laissant qu’un vide troublant au creux de ses prunelles.

Edvard sut qu’il avait mal fait, mais comme les paroles s’envolent… il attendit, coupable et embarrassé. Cette rencontre n’avait décidément rien de conventionnel. Depuis qu’il avait quitté Lotheican, la normalité semblait avoir fuit son quotidien. À la suite de secondes interminables, les yeux de Laïdchenn se posèrent sur la coupe étincelante. La lumière sembla lui donner un second souffle, il bâtit des paupières. L’Alchimiste fut aussitôt soulagé.

~ Eh...bien disons juste qu'il s'agit d'une longue histoire...disons plutôt que j'ai été pris de mal chance dans ma jeunesse...

Pëmross entendit le rire d’une oreille, il avait posé une main sur son épaule en plissant le front. Son dos l’avait douloureusement élancé l’espace d’un instant. Pour sa part, sa connerie de jeunesse ne résultait pas de la mal chance mais d’une intrépide naïveté. Il suivit du regard le turquoise se déplaçant jusqu’à la fenêtre pour y prendre un peu d’air. Au dehors, des éclats de voix lointains porté par le vent leur parvinrent comme des rumeurs fantasques. Edvard avait entendu parler de ce traditionnel rassemblement autour du grand feu… il n’avait pas pensé s’y rendre ce soir, vu la fatigue accumulée, mais dormir ne semblait plus une option. Peut-être irait-il y faire un tour avant les premières lueurs du jour, toujours friand de nouvelles histoires pour grossir son répertoire.

- Tu es un peu jeune pour être Alchimiste, tu as étudié à l’Académie ? C’est là que je travaille.

Pëmross savait que le talent n’attendait pas le nombre d’années mais il s’agissait là de soutirer des informations à ce prétendu petit Alchimiste qui s’émerveille devant un simple gobelet pétaradant. Il se taperait un infarctus s’il voyait tout ce qu’Edvard pouvait faire avec le contenu de son sac. Bien que Pëmross fût quelqu’un d’assez discret, il savait faire dans le sensationnalisme pour les réactions d’alchimie. C’est ce qu’Adam préférait, comme tous les autres de son âge d’ailleurs. Les explosions, voyez ?

Laïdchenn lâcha un énième petit ricanement, l’Alchimiste ne savait jamais si c’était par sarcasme ou par franche rigolade.

~ Si j'y suis allé...oui bien sûr...assez pour m'y faire traiter moi-même de monstre ! Le feu est agréable mais je préviens tout de suite, leur histoires étaient plutôt ennuyantes...peut-être qu'avec un peu de chance, nous aurons la chance d'en entendre des meilleures à cette heure !

À l’allusion du monstre, Edvard allait baisser le regard vers la queue de loup de plus jeune mais il surprit son clin d’œil juste avant, ce qui le persuada étrangement d’ajouter quoi que ce soit. S’il fût décontenancer, son visage n’en laissa rien transparaître, peut-être juste ce léger frémissement au coin des lèvres…

~ Oh...on n’est pas seul, très cher ?

Pëmross tourna la tête vers l’autre Alchimiste en haussant à peine les sourcils. Quoi ? Il suivit le regard du turquoise qui s’était accroché aux bottes d’Adam balancé à la va-vite près du porche. Ce gosse, il se laissait traîner partout, pas possible. Edvard retint un soupire, se passa une main sur la nuque, hésita à répondre. Après tout, ça ne regardait ce petit voleur amateur et même s’il croyait fortement que ce loupiot puisse représenter une menace pour son apprenti, il ressentit un malaise. Heureusement pour lui, le jeune, fidèle à sa nature bavarde, semblait peu se soucier de la réponse et poursuivi presqu’aussitôt.

~ Peu importe...allons y avant qu'ils ne rentrent dormir ! S'ils le font parfois...ça fait des heures qu'ils sont la ...!

Le feu devait brûler une bonne partie de l’après-midi et jusqu’au petit matin, les braises devaient encore être tièdes lorsque les habitants le rallumait le lendemain. D’ailleurs, quand Laïdchenn ouvrit la porte, l’air froid transportait avec lui le fort fumet du bois brûlé. L’Alchimiste s’approcha derrière le turquoise, pensant que celui-ci allait poursuivre son chemin mais le jeune resta prostré sur le seuil d’entrée sans mot dire. Edvard compris la raison de sa réticence sans avoir besoin de lui demander. La chaleur du soleil avait complètement déserté le Vergeau, la brise était aussi bien dire glaciale pour quelqu’un vêtu à la façon de Laïdchenn. D’ailleurs, ce détail anodin asticota Pëmross. Le jeune n’avait-il pas de vêtements plus chauds, de bagages quels qu’ils soient ? Il ne volait peut-être par plaisir après tout…

L’Alchimiste retira sa cape qu’il venait d’enfiler pour la déposer sur le dos du turquoise. Il le fit rapidement, mais en prenant soin d’exercer une pression convaincante sur les épaules du jeune. Il ne voulait pas essuyer un refus. Sans rien ajouter, ni même le regarder, il le dépassa pour se diriger vers le feu.

-      Ferme la porte derrière toi, lança-t-il par habitude

Une phrase machinale qu’il répétait souvent avec ses élèves lunatiques. Dans le brasier, les énormes bûches crépitaient ardemment. Le petit homme qui racontait une histoire s’interrompit en voyant les deux nouveaux venus, mais plus précisément parce qu’il sembla reconnaître l’un d’eux. Ses yeux marron se promenèrent un instant sur Laïdchenn, puis il prit un air renfrogné avant de continuer. Edvard jeta un coup d’œil au Turquoise, ne pouvant s’empêcher de sourire de façon légèrement complice. C’était lui le bâtard qui le prenait pour un monstre ? Très certainement.

L’Alchimiste s’assit sur l’un des billots et si la froideur de la nuit l’avait fait frissonner quelques minutes plus tôt, l’aura flamboyante du feu le réchauffait maintenant plus qu’efficacement. Bien que très mal narrée par le petit homme, Pemröss reconnu la légende du dragon Fáfnir. Edvard reluqua le conteur, légèrement agacé ; ce dernier trébuchait souvent sur ses mots et ne savait apparemment pas comment captiver son audience qui écoutant d'une oreille plus ou moins attentive. Pire, il racontait des conneries. L'Alchimiste, qui connaissait ces légendes comme le fond de sa poche, ne pu s'empêcher d'intervenir.

-      Pardon, lui coupa-t-il soudain la parole

Le lambda, interrompu, se tourna vers lui la bouche encore ouverte, visiblement surpris et agacé. Pemröss lui sourit doucement, incapable cependant de retenir la pointe d’arrogance venant s’y confondre.

-       Ce n’est pas son frère qui à tué le dragon, c’est Sigurd, le corrigea Edvard
-       Sur l’ordre de son frère, reprit brusquement l’autre en se renfrognant
-       Il faut préciser, alors.

Piqué au vif, le petit homme rougit comme une tomate trop mûre. Un chuchotis traversa le groupe, suivit de quelques rires discrets.

-       Vous n’avez qu’à prendre ma place si vous connaissez si bien l’histoire, Monsieur ! le défia le lambda en relevant dignement son menton pointu
-       Avec plaisir.

Manifestement, ce n’était pas la réponse à laquelle le petit homme s’attendait. Insulté, il émit une sorte de grognement aigu et croisa les bras sur son ventre grassouillet, fronçant de façon peu convaincante ses sourcils broussailleux pour se faire menaçant. Edvard se racla la gorge plus pour cacher son amusement que pour s’éclaircir la voix. Il n'était pas d'un naturel narquois, mais lorsqu'il se sentait moqueur, il prenait un malin plaisir à faire sortir de leurs gonds ses victimes un peu trop susceptible. Les veilleurs le fixaient avec intérêt et scepticisme. L’Alchimiste reprit l’histoire avant que Sigurd ne pénètre l’antre de la bête.

Sa voix chaude portait plus loin qu’à l’habitude, mais la nuance était à peine perceptible pour quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de l’entendre parler. Lorsqu’il contait, il avait l’habitude de l’amplifier légèrement. Ça ne prit pas bien longtemps avant que l’intégralité du cercle de curieux se pende à ses lèvres, au grand dam du petit homme plus outré que jamais. Lorsqu’il en vint au dragon, Edvard marqua une petite pause avant de changer drastiquement sa voix pour imiter celle de la bête. Aidée de sa magie, elle devint grave et caverneuse, résonna étrangement comme si des parois rocheuses avaient encerclé le groupe. Une fillette, à deux places vers la droite, sursauta.

L’Alchimiste alterna les deux voix, celle du dragon ayant certes un effet toujours aussi gagnant auprès de l’auditoire. À un moment, Pëmross tourna la tête vers le jeune loupiot pour le regarder, comme si l’histoire n’était dédiée qu’à lui-seul. Il ne trouverait plus les histoires du Vergeau ennuyantes, croix de fer ! Edvard reporta enfin son attention sur le groupe pour le clou du spectacle et question d'avilir l'autre conteur trop pédant.

-       Lorsque Sigurd fendit le ventre de la bête, le feu jaillit de ses entrailles !

L’Alchimiste tendit la main vers le brasier qui, d’un seul coup, s’éleva à quelques mètres plus haut dans les airs. Les flammes rugirent capricieusement en s’élançant brusquement vers le ciel sombre et l’onde de chaleur balaya les visages ahuris. Il y eu quelques cris de surprise, puis s’en suivit des rires et des sifflements. Par Odin, un peu d’ambiance ne faisait décidément pas de mal.

-       Une autre histoire ! s’empressa de demander quelqu’un
-       Je vous laisse aux bons soins de votre conteur préféré pour les prochaines… s’excusa platement Pemröss en désignant d’un signe de la tête le lambda rendu violet de colère

Edvard se retourna vers Laïdchenn, l’ombre d’un sourire flottant sur ses traits fatigués, et il lui glissa tout bas :

-       C’était ta première leçon, comment clouer le bec à un fanfaron. Ce n’est certes pas de l’alchimie mais c’est tout aussi amusant.

La nuit était froide et tant est que le feu réchauffa le devant de son corps, son absence par derrière laissa à loisir une main glaciale balayer son dos. Sa cape étant désormais sur les épaules du jeune loupiot, Edvard n’avait plus comme protection que sa chemise de lin. Mais il n’allait pas s’en plaindre. Malgré la température et le regard dédaigneux du bouffon se prenant pour un compteur, l’Alchimiste sentait une curieuse béatitude l’envahir. Sa fatigue mentale, et celle de ses muscles fourbus, lui apportait une sorte de contentement paresseux dans son immobilité, ainsi assis devant les bûches. Il aurait fermé doucement les yeux pour se ressourcer de la présence invisible des autres, du crépitement du bois et des bourdonnements des messes basses… à ses côtés, il perçut le mouvement de Laïdchenn qui se levait, vraisemblablement nullement affecté par cette même torpeur.

~ Il est temps pour moi de tester un peu ces petites légendes...! On se reparle demain matin pour ce qui est du reste ! Cette histoire m'a mis l'eau à la bouche...quoi que je ne crois pas rencontrer de dragon en ces bois...!

Le jeune homme le gratifia d’un clin d’œil –n’arrêtait-il donc jamais de bouger ?- avant de s’éloigner du feu avec on ne sait trop quel but, mais certainement pas un objectif recommandable. Encore légèrement abruti, Edvard l’observa s’avancer vers la lisière des arbres, quand une femme posa une main délicate sur son bras. Elle avait les yeux doux, bien qu’inquiets, et une fillette se serrait contre ses jupes.

- Vous devriez ramener votre ami et allez dormir...Il est bientôt l'heure ou les gens préfèrent rentrer sagement chez eux...

L’Alchimiste hocha brièvement la tête en répondant à son sourire, puis envoya distraitement la main à la gamine qui s’éloignait déjà derrière sa mère en trottinant. Plusieurs autres villageois ne tardèrent pas à les imiter et le cercle se déconstruit rapidement. Même le bouffon quitta les lieux sans demander son reste.

Edvard se redressa lentement en s’étirant, cligna quelques fois des yeux, éblouis par la clarté des flammes. En se retournant pour chercher le loupiot, il était complètement aveugle. Dans le noir opaque des environs se forma, sans hâte, des contours et des ombres. Celles des arbres d’abord, longilignes et élancées vers le ciel d’un bleu sombre. Puis celle de Laïdchenn, semblant chétif soudain, devant les hauts corps d’écorces de ces géants endormis. Au-delà des premiers troncs, on ne voyait rien. Si bien qu’il eut été aisé de croire qu’une fois franchit ces quelques mètres, l’on puisse tomber dans un néant infini. Cette idée saugrenue de se faire avaler par les ténèbres de la nuit fit frémir Edvard. N’avait-il pas passé l’âge de s’inventer de telles histoires? Le jeune turquoise, bras croisés sur le torse, se retourna vers lui pour faire courageusement dos à l’obscurité oppressante de la forêt.

~ Si les légendes étaient vrai...je me serais déjà fait sauté à la gorge...

Il émit un habituel petit ricanement qui se perdit, insignifiant, dans le vent qui agitait les branches nues des bosquets. Edvard allait lui sourire, mais son rictus se fanât avant qu’il n’est pu être esquissé. Un malaise, qui n’avait rationnellement aucune raison d’être, venait de le prendre au cœur. Une sensation étrange, comme quand on fixe une porte entre-ouverte et qu’on sait, avant même d’avoir entendu le moindre son, que quelqu’un va entrer dans la pièce. Le visage de Laïdchenn se rapprochait. L’Alchimiste réalisa qu’il avançait vers lui, il n’avait pas eu conscience de faire un premier pas. Pourtant il marchait vers le jeune homme, pressé par il ne savait quelle urgence, et comme il se rapprochait, son ventre se serra soudain d’angoisse et il tendit une main vers lui.

- Tu ne devrais pas rester…

Il sentit, avant qu’il ne vu, la lueur glacée d’un regard se posant sur le Turquoise. Deux petites billes pâles, sortant de l’ombre, où la lumière des flammes étincela l’espace d’une infime seconde. Se fondant dans le bruit de l’herbe sèche qui danse sous les assauts de la brise et des branchages qui se frôlent, un grondement feutré vibra derrière le jeune homme. Le temps sembla se suspendre, de la même façon que la faune se tait brusquement avant que l’orage éclate.

- LAÏDCHENN !

Son cri lui brisa la gorge, car il était sortit promptement, sans prévenir. Mais comme il hurlait son nom, la gueule d’un loup énorme happait déjà la jambe du jeune homme. Un concert de cris paniqués s’éleva du groupe de villageois restants qui, incertains pour la plupart de ce qu’ils fuyaient dans l’immédiat, s’éparpillèrent aux quatre coins du feu en bêlants comme des moutons affolés. La cacophonie derrière, l’horreur devant. Laïdchenn avait déjà disparu entre les arbres, entraîné par la bête.

Une protestation lointaine cilla dans l’oreille d’Edvard alors qu’il s’enfonçait sans plus réfléchir dans les ténèbres du sous-bois. Le sang cognait dans ses tempes comme un tambour à un rythme effréné. Où était-il, pourquoi n’entendait-il rien ? Il couru à l’aveugle dans la forêt, se prenant les pieds dans les ronces, s’écorchant contres les arbustes. Bientôt, le cocon angoissant de la nuit se referma sur lui dans un silence désorientant. Il n’entendait plus les villageois crier. S’était-il autant éloigné du feu ou étais-ce une des illusions traîtresses du crépuscule ?

- Laïdchenn !

Il tourna quelques fois sur lui-même, clignant des yeux à maintes reprises, le souffle court. Il était sûrement tout près, la bête ne pouvait pas le traîner aussi vite que lui courait, mais dans la panique, il avait manqué de jugement et de concentration. Se semant au calme, il réitéra son appel sur un ton fébrile.

Des grognements, des gémissements.

Tout près ! Il suivit l’origine du bruit, mais cette saloperie de noirceur l’enrobant lui faisait perdre tout sens de l’orientation. Dire qu’il avait apporté quelques fioles mais qu’elles étaient dans la cape que le loupiot avait encore sur le dos !

* * *

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