Il était là, devant moi, austère, frigide, celui qui m’avait toujours inspiré plus de crainte et de respect que tout autre, ce monarque qui dirigeait jusqu’à la plus petite pousse de son royaume, d’une rigueur extrême, c’était à se demander s’il ne se forçait pas à se tenir aussi droit, il me regardait, sans pour autant poser les yeux sur moi, non, sa tête était relevée et son regard, braqué sur la cime des arbres, était éteint, aucune flamme n’y brillait, mais ils bougeaient dans tous les sens, s’agitant dans leurs orbites, je ne m’inquiétais pas pour lui, ce roi était un voyant comme un autre, il avait juste la particularité de se raccrocher à ses sujets pour parcourir ses terres d’un œil aiguisé, en ce moment, c’était à un quelconque oiseau, supposais-je, qu’il avait emprunté la vue, pour quelle raison, cela je l’ignorais.

- Elle s’en va, sa voix résonna, amplifiée, majestueuse, laissez-la partir, Aegan. Me commanda-t-il.

Je contemplai le visage de ma bien aimée, il était apaisé, quand je l’avais transportée jusqu’ici, elle ne cessait de grimacer, à chaque choc, chaque fois que je marquais l’arrêt, la voir ainsi sereine me gonfla le cœur de joie, de tristesse à l’idée de sa mort imminente, mais surtout de honte et de haine, j’avais voulu me débarrasser de cette Humaine en désespoir de cause, alors que je m’imaginais déjà à son côté jusqu’à, je ne dirais pas la mort, mais bien loin dans le temps, et j’avais souhaité abréger ses souffrances sans même avoir un regret, sans me poser la moindre question, j’étais pathétique, qui plus est, maintenant, je la voulais à nouveau, elle était mienne à présent, je savais qu’Aranwë pouvait la sauver, sinon il ne serait pas venu en personne, c’est qu’il se déplace rarement seul le bougre.

- Je veux la récupérer, si vous êtes venu, c’est pour cela n’est-ce pas ? Demandais-je ardemment.

- En effet, je suis venu lui soumettre deux choix, mais cela ne vous concerne pas, assassin, il cracha ce mot avec plus de haine que je n’aurais imaginée provenir d’un personnage aussi austère, c’est elle qui devra décider de son sort, vos deux frères de la frontières vous ont suivi toute cette journée et quand ils ont compris que vous aviez décidé d’abandonner cette demoiselle, ils sont venus me trouver, selon eux, elle a fait trop de bien pour finir ainsi, mais on dirait que ce n’est pas l’idée que vous partagez, coupe-jarrets.

- Cela ne vous est-il jamais arrivé de vous tromper, Majesté ? Lançais-je à la figure de la haute silhouette. Jamais n’avez-vous pris la mauvaise initiative ? Ma voix vacillait de plus en plus, à chaque mot prononcé, se teintant des sonorités de la tristesse.


- Bien évidemment que je me suis déjà trompé, mais rarement je n’ai pris une telle décision que de laisser à son sort une mourante. Répondit-il, calmement.

- Je ne pouvais rien y faire ! Et puis, qu’est-ce que la vie d’une seule humaine face à celle de milliers d’autres ?!


- Vous feriez mieux de vous taire maintenant, votre amie a fait son choix et elle a préféré rester à votre côté, bien que je ne sois pas tout à fait conciliant avec cette idée je me dois de respecter ma parole, prenez soin d’elle, vous ne méritez pas une âme comme la sienne, bien que j’aie encore des doutes sur votre propre alignement, j’espère que nous n’aurons plus à nous revoir, sans quoi je ne pense pas vous laisser en vie assez longtemps pour me remercier de tout ce que j’ai fait pour vous. Il acheva sa tirade d’une voix grave, je savais qu’il ne me taquinait plus comme il l’aurait fait avant, c’était une menace à prendre pied de la lettre.

La respiration de la malade, que je tenais contre moi, s’accéléra et devint régulière, les halètements réguliers disparurent pour laisser place à un sommeil réparateur, il était tirée d’affaire ; à la même cadence que les inspirations et les expirations de la fille de foi, Aranwë s’approcha de nous et posa un doigt sur le front de ma compagne, je lui adressai un regard mauvais, il n’en fit rien.

- Elen síla lúmenn' omentielvo. Il fit quelques pas en arrière et se concentra sur moi, ses pupilles étant redevenues normales, un lourd silence s’installa. Déguerpissez, gwarth. Il valait mieux ne pas le contrarier.

Je m’engageai sur le chemin du retour, un sourire aux lèvres, il était décidément prévisible, ce prétendu souverain, les deux fadas des bois m’avaient bien servi, eux aussi, même si j’avais douté de leur utilité. Maeglin me précédait, battant des ailes sans faire de bruit, tout s’était déroulé à merveille.

- De nous deux, mon ami, vous êtes celui dont les actions sont les plus facilement planifiables, à très bientôt, j’espère, Fëanor, fils d’Aran. Me susurra le petit coin de mes pensées que ce fourbe d’Aranwë avait réussi à investir.